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Tombent les feuilles du néo-burlesque

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Dans les coulisses d’une performeuse

Sur différentes scènes françaises ou festivals burlesques à l’étranger, Florence Boué est connue sous le nom de Lady Flore. Depuis 2009, l’effeuilleuse toulousaine à la forte personnalité, indifférente aux diktats des canons de la beauté, se crée des personnages sur-mesure, pleins d’humour et de dérision. Et en profite au passage pour redonner une certaine estime de soi à beaucoup de femmes…

”Mademoiselle, c’est vous qui étiez sur scène ? C’est formidable, ce que vous faites… Vous avez un corps magnifique, vous êtes très belle…”
Sur le pas de porte du Kalinka, le plus petit cabaret de Toulouse, deux jeunes filles d’une vingtaine d’années au look un peu négligé sont sorties se fumer une cigarette après le spectacle de ce jeudi soir. Face à cette artiste de néo-burlesque à peine démaquillée, elle ressemblent à deux groupies qui n’en reviennent pas de croiser leur idole; sans aller jusque là, elle semblent réellement admiratives.
Quatre heures plus tôt, la salle déserte se prépare à accueillir le public pour une soirée “Tatoo Burlesque”. Une galerie de portraits d’artistes accrochés aux murs donne un aperçu du style du lieu, à la fois baroque et avant-gardiste. Dans la pure tradition du cabaret, la salle d’une centaine de places servira bientôt un repas, face à une scène à peine surélevée.

Derrière le bar, un escalier dérobé permet aux initiés d’accéder aux loges. Juste sous les combles, barré en son milieu par des poutres et chevrons, ce cocon baigne dans une ambiance de douce convivialité. Une trentaine de perruques sont sagement accrochées à un mur; des valises ouvertes, débordant de strass, costumes ou chaussures, jonchent le sol; de grandes boîtes de rangement méthodiquement étiquetées renferment des accessoires de scène; quelques fouets et cravaches sont accrochés à un clou…

Comme autour de la machine à café

Certains performeurs sont déjà là, d’autres arriveront plus tard; cela dépend beaucoup du temps de préparation nécessaire, mais aussi de la disponibilité de chacun. Ce sont tous des professionnels, et certains viennent de loin. Mais ce soir, il y a de la joie dans l’air. Tous sont heureux de se retrouver pour cette soirée, de partager une scène sur laquelle ils se sentent bien. On se donne des nouvelles de certains, on échange des bons plans sur les festivals, ou des tuyaux pour l’achat d’accessoires sur internet. Et comme autour d’une classique machine à café, les derniers ragots s’invitent dans les conversations.

Florence Boué, qui n’est pas encore Lady Flore, s’est assise devant son miroir. Certains artistes vont nécessiter près de deux heures de maquillage et d’habillage, comme Quentin qui devient vite méconnaissable sous son maquillage. “Pour moi, ce sera beaucoup plus léger, ce soir; juste histoire d’être raccord avec mes différents costumes” me dit-elle. Elle deviendra successivement une Indienne puis une Vahiné.

Le régisseur son et lumière se fraye un passage au milieu des corps à moitié nus. Il lui faudra caler une dernière fois avec chacun les musiques et effets de lumières. Le line-up terminé, il rejoint vite sa minuscule régie, à l’arrière des loges, surplombant la scène. Pas moins de 20 numéros sont prévus, répartis sur trois sets pour permettre au public de dîner pendant les temps de pause.

Il est près de 20 h lorsque Yohan, le patron emblématique du Kalinka et lui-même performeur, monte dans les loges pour revêtir son kilt.
“- Il y a du monde, en bas ?…” lui demande Florence en ajustant ses nippies (caches-têtons) en toute décontraction.
“- 90 personnes, et il y en a encore qui font la queue dehors : je pense qu’on va faire complet.”
Le jeune patron est tout sourire.
Florence termine son habillage pour son premier show : une immense coiffe d’indienne vient parfaire son personnage d’Indienne. Très décontractée, ajustant une dernière fois son bustier devant le miroir, elle peut profiter de ces instants particuliers : tout le monde discute de tout et de rien, mais chacun sent bien l’énergie de la scène le gagner.

Avant tout un travail de création

Quelques jours auparavant, Florence m’avait reçu chez elle. Au milieu de la quarantaine, formes rondes, coiffure années 50, robe de velours vert émeraude, avec un mélange d’élégance et de décontraction trahie par ses pieds nus, elle était en pleine préparation d’un nouveau costume de scène. D’ici quelques jours, celui-ci irait rejoindre les autres tenues de numéro. Titi, La Femme à Barbe, Le Soldat anglais, Le Crabe… ce sont environ 7 numéros différents par an pour pouvoir assurer un renouvellement permanent, et tourner dans différents festivals internationaux ou scènes nationales. Et autant de tenues tant bien que mal entreposées dans sa petite remise, au bout du couloir de l’immeuble.
“Un costume de scène, c’est entre 2 semaines et plusieurs mois de préparation, et un budget moyen de 500€”, m’avait-elle confié. Et beaucoup d’heures de confection, de mise en pratique d’astuces trouvées sur des groupes privés Facebook de performeuses, ou échanges de tuyaux et bonnes adresses dans des loges. Si autant de soins et de temps sont consacrés à la tenue, c’est que celle-ci est souvent pour Florence la pierre angulaire du numéro.
“L’idée arrive souvent en voyant un tissu, un vêtement, ou juste un accessoire, et je me dis “Wahoo…”.”

C’est autour de cette émotion que tout s’articulera : quel personnage habitera cette tenue ? Quelle musique pour l’animer ? Quelle chorégraphie pour la mettre en valeur ? La spécificité de Florence est l’effeuillage. Et cela implique de concevoir des vêtements faciles à enlever, avec des parties escamotables. Tout un travail de création qui la passionne; d’ailleurs, elle a toujours rêvé d’être styliste.

Un courant issu du cancan

En terme de filiation, le néo-burlesque peut se revendiquer descendant du Cancan. Ce spectacle de la fin du XIXème siècle avait la particularité d’être festif, avec de réelles performances athlétiques, pour un public souvent complice et en quête d’encanaillement.

Les années 1940 / 1950 ont ensuite vu aux Etats-Unis l’âge d’or du burlesque. L’imagerie du rock’n roll naissant collera au phénomène, avec ses pin-ups et des vedettes telles que Lili St-Cyr, Dixie Evans ou Bettie Page. Mais les années 1970 verront le courant doucement décliner.

C’est dans les années 1990 que la renaissance du mouvement survient, pour devenir le néo-burlesque. Il prend un tournant revendicatif, ouvertement féministe, en luttant contre le diktat des canons de la minceur. Aujourd’hui, on peut y trouver des shows de pole dance ou de trapèze, des numéros d’avaleurs de feu, ou des spectacles d’effeuillage, souvent dans un univers pin-up ou glamour.

De la photographie à l’effeuillage

Après être devenue modèle photo, Florence est arrivée à l’effeuillage par curiosité. Castée un peu par hasard en 2008, elle prépare un numéro en quinze jours, et se retrouve propulsée au rang d’effeuilleuse. Mais le jour J, en sortant de scène pratiquement nue, les artistes suivants ne sont pas prêts : elle doit y retourner pour faire patienter le public, en se débrouillant comme elle le peut. “Si toi tu ne peux plus te déshabiller… tu vas déshabiller quelqu’un d’autre”, s’est-elle dit à ce moment. Elle a donc invité sur scène un homme du public, et c’est lui qu’elle a déshabillé.
“Cet homme, qui n’était absolument pas préparé, a été adorable : il a joué le jeu jusqu’au bout, et j’ai même du le stopper avant qu’il n’enlève son caleçon” en rit-elle encore.

Le jeu : voila ce qui deviendra le moteur de Florence dans ses numéros, depuis cette première scène. Elle improvise avec le public, le fait rire ou pleurer, et recherche en permanence son retour d’amour. Et il n’est pas avare avec elle.

Le public arrive quelques fois par hasard, mais il reste rarement indifférent. Beaucoup de femmes en font partie, et celles-ci sont souvent ébahies de voir des artistes éloignées des critères de minceur, mais qui dégagent une réelle beauté. Une forme d’assurance, aussi. Et il en faut une bonne dose pour oser se dévêtir devant une salle comble. C’est une sorte de révélation pour certaines, qui voient ici tout un champ des possibles s’ouvrir à elles. “Si elle peut oser être belle sur scène, pourquoi pas moi ?”, se disent-elles.

C’est ainsi que Florence en vient à donner des cours, collectifs ou particuliers. Avec des motivations souvent différentes pour ses élèves : un cadeau à faire à son partenaire, un défi à relever entre copines, ou une estime de soi à retrouver. Certaines se révèlent très pudiques, et ont justement choisi ces cours pour se réconcilier avec leur corps. Une démarche de plus en plus reconnue, au point que certains thérapeutes contactent Florence pour intégrer cette approche dans leurs programmes.

Levée de rideau

Les loges du cabaret sont en effervescence. Le premier numéro va bientôt commencer, et c’est un peu le coup de feu. Sherry BB s’acharne sur son vernis à ongles. Quentin enfile rapidement son harnais de cuir. Rubis Harley ajuste sa ceinture de danse orientale. Lady Flore, en indienne majestueuse, a les pieds plantés dans le sol : malgré les apparences, elle n’a jamais le trac avant d’entrer en scène.

Le coup d’envoi du spectacle est donné, Nathalie ouvre le show avec son interprétation de Lili Marlène. A l’étage, chacun termine ses dernier préparatifs, une oreille tendue vers la salle pour suivre l’enchaînement des numéros.
Passage de relai entre “l’Allemande”, personnage mordant là aussi interprété par Nathalie, et Lady Flore, qui descend l’étroit escalier d’accès de l’arrière scène. Yohan y est posté, commande de rideau dans une main, cigarette dans l’autre, et envoie le Top pour “l’Indienne”. La musique rythmée fait taper des pieds et des mains dans la salle. Lady Flore chauffe le public, pendant que ses accessoires devenus superflus s’accumulent sur le sol. Trois minutes d’effeuillage, de danse et d’œillades complices avec le public, pour quitter une salle débordant d’enthousiasme.

De retour dans les loges, après échange de congratulations et d’encouragements, la pression ne retombe pas. Changement de tenue pour le prochain numéro, cette fois en Hawaïenne. Même si elle a un peu de temps devant elle, Florence préfère changer rapidement de personnage. Une habitude qui lui a permis quelques fois d’être prête pour réagir à un imprévu scénique.
“Tu as vu ?”, me glisse-t’elle en me désignant du menton la chevelure de Sofia : “Ils sont magnifiques…” Sofia, debout face à son miroir, se brosse consciencieusement des cheveux qui lui arrivent jusqu’aux cuisses.

Un peu à l’écart, Cassandra ressemble à un petit oiseau fragile. “Je stresse toujours avant de monter sur scène…” Mais l’angoisse et la timidité disparaissent toujours à l’ouverture du rideau. Elle finira quelques minutes plus tard par une performance audacieuse, entièrement nue sur les genoux d’un homme du public, acclamée par la salle.
Entrecoupés de deux entractes, les shows s’enchaînent rapidement. Le troisième et dernier Set voit défiler douze numéros. Danse orientale, numéros de Music-Hall, jeux de feu, on y retrouve une parfois une filiation avec le Cirque du Soleil. Mais la nudité ajoute à tous ont une touche particulière, comme issus d’un bain de contre-culture. Un parfum de transgression qu’apprécie le public, à en juger par ses regards émerveillés et admiratifs.

“Quand j’étais plus jeune ? Coluche en féminin…”

“J’ai passé ma jeunesse complexée. Alors que je n’avais aucune raison de l’être.”, raconte Florence. “Je ne me mettais que des trucs larges, des salopettes, chaussures plates, docs… Coluche en féminin, quoi.” Trop introvertie, trop timide, trop petite à ses yeux. Elle aura des rêves d’ébénisterie et de stylisme, mais ce manque de confiance se traduira pour la jeune bordelaise par un parcours scolaire contrarié.

Le pragmatisme de ses parents l’orientera vers un CAP et BEP secrétaire comptable; mais elle aura dans l’idée de devenir comptable dans une agence de stylisme. Plus tard, au vu de ses excellents résultats, ce sera une 1ère d’adaptation pour obtenir un Bac G3, puis contre toute attente un BTS force de vente; mais en gardant à l’esprit de pouvoir être commerciale dans une entreprise de mode.

La réalité, ce sera assurances, télécom et emballage industriel. Exit les rêves de bois et d’étoffes. Une carrière de commerciale se dessinera, dans un quotidien stressant mais motivant et confortable.

Côté couple, les complexes seront toujours présents. Mariée jeune, l’intimité restera dans la retenue : la peur du regard de l’autre, toujours. Ce qui se révèlera peu compatible avec le plaisir et l’épanouissement.

Et puis à 29 ans, un déclic, un ras-le-bol général fera tout voler en éclat. Un divorce plus tard, elle voudra jouir de tout.

”J’ai commencé par maigrir; pas pour séduire les autres, mais juste pour pouvoir rentrer dans les vêtements qui me plaisaient. Puis je me suis dit :“qu’est-ce que tu aimes dans la vie, qu’est ce que tu as toujours voulu faire et que tu n’as jamais fait, à cause de ce que les autres allaient penser de toi ?””
Tout un parcours personnel s’en suivra, d’abord basé sur des expériences sexuelles. Féminité assumée, excentricité affirmée, vie nocturne… Exceptés drogues et alcools, qui ne sont pas pour elle, Florence va se livrer à tous les excès. Rattraper le temps perdu, essayer des choses longtemps attendues, ne plus rien s’interdire… Cette période durera cinq années, temps nécessaire pour apprendre à doser l’excentricité.

A la même période, la jeune femme commencera à poser pour des photographes et artistes peintres. Et se reconnectera à ses envies de stylisme, en confectionnant ses propres tenues. Elle lâchera son job de commerciale pour préférer monter son entreprise de décoration d’intérieur et home staging. Travailler à son rythme, sur des sujets qui la motivent, même si c’est pour gagner moins.
Aujourd’hui, c’est sur scène, en France et à l’étranger, qu’elle continue à exprimer son excentricité. Assagie dans sa vie privée, elle vit toujours la nuit, mais souvent pour parfaire ses costumes. Et son tempérament de passionnée l’a emmenée à créer à partir de 2014 le Festival Burlesque de Toulouse*, rassemblement unique en son genre dans l’hexagone.

Partager encore avec le public

Les combles du Kalinka sont vides. La dizaine d’artistes s’est changée une dernière fois pour aller saluer le public. Après de longues minutes d’applaudissements, le rideau se referme. Les loges débordent de cris, de joie, d’embrassades. Il y a une saine électricité dans l’air. Tous semblent remplis d’énergie, fiers d’avoir réalisé leurs numéros, heureux d’avoir passé une bonne soirée ensemble.
Le temps de faire quelques selfies entre complices de scène et il faut vite redescendre dans la salle. C’est un des moments favoris de Florence : après le partage avec le public pendant les numéros, continuer l’échange après le spectacle. C’est l’occasion de recueillir le ressenti de chacun, de faire des rencontres, ou simplement de croiser des amis. Par sa nature de cabaret, la salle permet de se faufiler entre les tables, et le public est demandeur.

La nuit de Florence n’est pas terminée, l’adrénaline étant loin d’être retombée. Elle se poursuivra peut-être autour d’un verre avec des amis présents ce soir; ou dans un club avec des performeuses; ou plus tard encore, chez elle, pour mettre une ultime touche à son prochain costume de scène. Ce soir encore, quelqu’un lui a sûrement dit qu’elle était très belle.

 

*Festival Burlesque de Toulouse – 9 et 10 mars 2018

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